Le Métissage 1
Le métissage
Comment la France pourrait-elle augmenter son
rayonnement, en reflétant la multitude de ses
lumières ?1La force de la République a été de se
vouloir « une et indivisible ». Aujourd’hui la
France peut-elle se retrouver elle-même, en respec-
tant et en valorisant sa diversité ?
Il est certain, que pour la France, le fait d’être le
pays le plus diversifié d’Europe est plus que jamais
un avantage décisif.
Nous sommes le Finistère de l’Europe qui depuis
des siècles s’avère être le creuset dans lequel se sont
croisés divers peuples migrants, enracinés à tels et
tels endroits. Cette terre et ces passages successifs ont
favorisé un foisonnement de rencontres entre Celtes,
Goths, Vikings, Romains, etc. Ces peuples sont
venus des quatre coins du monde depuis toujours.
S’inscrit ensuite l’histoire des immigrations plus
récentes, encouragées par des rois qui pratiquaient
des échanges de populations, comme Louis XIV et
Louis XV. Puis la France connut les immigrations
italienne et polonaise, les exodes politiques des Espa-
gnols, des peuples d’Europe centrale. L’ensemble
constitue un brassage permanent qui fait de la France
un pays d’une extrême diversité. Cette diversité n’est
peut-être pas la plus grande diversité mondiale,
d’autres régions du monde abritent plusieurs milliers
de langues. Cependant, cette diversité-là, en Inde par
exemple, est tempérée par le fait que chacun vit isolé
et n’entretient que peu de contacts avec les autres,
tandis que la France est un pays d’une diversité
extrême, toujours mise en relation avec sa pluralité.
Plus encore, elle a acquis par le mouvement de
l’aventure maritime, puis par la colonisation, un
contact avec les cinq continents.
Cette ouverture sur l’extérieur est venue complexi-
fier et enrichir encore l’histoire de notre diversité.
Il y a, par exemple, des commentaires tout à fait
étonnants sur les dernières découvertes des linguistes
concernant l’histoire du créole. Avec de fortes diffé-
rences ce langage s’entend aussi bien aux Antilles
qu’à La Réunion, pays qui n’ont pourtant aucune
proximité géographique. On sait aujourd’hui que le
créole existait avant le développement de la traite des
Noirs et avant l’arrivée d’Africains qui adoptèrent et
répandirent ensuite cette langue aux Antilles. Le
créole est né parce que des soldats et des marins issus
des différentes régions de France ont débarqué
ensemble sur ces îles. À cette époque, ils ne parlaient
pas français. Si l’édit de Villers-Cotterêts, signé en
1539, avait imposé l’usage du français, on est en
1610, c’est-à-dire soixante-dix ans plus tard, et la
généralisation de la langue française n’a pas eu lieu.
On trouve donc dans des îles, ces lieux fermés, des
marins bretons ou basques, des soldats francs-
comtois ou bourguignons. Comme ils ne parlent pas
réellement la même langue, une structure d’échange
et de communication se développe spontanément
entre eux. Ainsi naît le créole, et ce mélange se
répand aux quatre coins du monde. À leur arrivée,
les Africains s’approprieront cette langue. Après
l’avoir enrichie et développée, ils en feront le créole
d’aujourd’hui.
L’image projetée sur les îles de ce qu’est la diversité
française vient témoigner du phénomène de diversité
intrinsèque à la France dans ses frontières continen-
tales. Ce qui est vraiment intéressant lorsqu’on
écoute des intellectuels antillais, par exemple, c’est
qu’eux-mêmes sont très sensibles au thème de la
diversité. Ils considèrent que les Antilles sont le fruit
de pratiquement tous les continents du monde. C’est
en somme une espèce de laboratoire où se sont
retrouvés des Européens, des Africains avec le déve-
loppement de l’esclavage, des Amérindiens, des Asia-
tiques venus des comptoirs français des Indes...
D’ailleurs, de nos jours, il n’y a pas un politique
antillais qui ne soit en même temps un poète. Maires,
animateurs de partis, ce sont tous des gens de la
langue, des mots et de la musique. Ils sont alimentés
par le métissage des cultures.
Aimé Césaire et bien d’autres ont fait le choix,
après la Seconde Guerre mondiale, de la départe-
mentalisation plutôt que de l’indépendance, pour
maintenir une idée de diversité humaine qui puisse
enrichir et renouveler le projet universaliste républi-
cain.
Le cœur de la pensée politique antillaise est de dire
que la Déclaration universelle des droits de l’homme,
proclamée par la France en 1789, n’aurait jamais été
véritablement universelle si elle s’était cantonnée à
n’être qu’un événement localisé dans l’Hexagone, à
la pointe de l’Europe. Aux Antilles notamment, se
sont produits des mouvements sociaux du même
ordre. C’est parce qu’il y a eu plusieurs continents
impliqués en même temps que cette pensée est une
déclaration universelle. Elle n’est donc pas universelle
du fait qu’elle est née dans l’esprit français, locale-
ment situé dans l’Hexagone, mais bien parce que sa
source d’inspiration n’est pas liée à un seul peuple.
Au-delà de cela, les intellectuels antillais ont en
tête l’idée que la France n’a jamais bien accepté d’être
un pays aussi divers. Notre pays est en permanence
menacé par son jacobinisme, c’est-à-dire par sa capa-
cité à faire vivre une superstructure d’État, qui plaque
une sorte de raisonnement par le haut. Ce qui
s’impose ainsi en surplomb est très unifiant, comme
un couvercle sur la marmite de la diversité.
Le regard que portent sur nous les Antillais révèle
une France coincée entre, d’une part, sa réalité
« ébullitionnante » due à sa diversité et, d’autre part,
ses superstructures centralisées. C’est presque une
lecture psychanalytique de la France. Comme s’il y
avait un fondement d’inconscient qui fonctionne via
la diversité du pays et un surmoi français qui engen
drerait les systèmes qui ont produit l’État français,
le jacobinisme, le langage politique centré sur l’uni-
versalisme abstrait.