le Métissage 2
Cette approche du monde, ce regard extérieur sur
la France, il est nécessaire que le projet politique
sache s’en saisir. C’est là une opportunité pour la
France afin de se renouveler en étant consciente
d’elle-même.
L’enjeu dépasse ce seul niveau, notamment si l’on
revient à la pensée antillaise. Comptant parmi les
poètes contemporains les plus impressionnants,
Édouard Glissant essaye de travailler d’autres éclai-
rages. Il préfère parler de « mondialité » plutôt que
de mondialisation. Relativiser le terme très écono-
mique de « mondialisation » restitue le fait qu’il y ait
eu plusieurs vagues successives de mondialisation.
Entre les différents pays du monde s’échangent des
influx de toutes sortes, et ce depuis très longtemps.
Ces échanges n’ont rien à voir avec le seul influx
technoéconomique qui caractérise le mouvement
actuel de la mondialisation. Lorsqu’on suit les tra-
vaux du chercheur Serge Gruzinski 1 qui étudie la
première vague de mondialisation après la découverte
de l’Amérique, on le voit se pencher sur le carnet
intime de Chimalpahin, un prêtre aztèque qui vit à
Mexico au XIXe siècle. Ce chroniqueur issu de la
petite noblesse indienne tient un carnet écrit en
aztèque, où il consigne les événements qui lui sem-
blent importants ; il nous révèle ainsi à quel point,
déjà à cette époque, on pouvait avoir une circulation
d’informations tout autour du monde. En sep-
tembre 1610, il relate la nouvelle, qui est arrivée à
Mexico, de l’assassinat d’Henri IV quatre mois plus
tôt. On apprend que le carrosse du roi de France
était arrêté dans une rue, et que quelqu’un de son
entourage a pénétré dans le véhicule et lui a enfoncé
un poignard dans le cœur. Peu de temps après, il
décrit le défilé d’une délégation nippone à Mexico
durant l’hiver 1610. Il parle avec minutie de ces
hommes plus petits que les Aztèques, aux visages
féminins. « Tous étaient habillés comme ils s’habil-
lent là-bas, avec une sorte de gilet et une ceinture
autour de la taille, où ils portaient leur katana d’acier,
qui est une sorte d’épée ; ils avaient aussi une man-
tille ; les sandales qu’ils chaussaient étaient d’un cuir
finement tanné, qu’on appelle peau de chamois,
c’était comme des gants pour les pieds. Ils ne se
montraient pas timorés, ce n’étaient pas des gens
calmes ou humbles, ils avaient au contraire l’aspect
d’aigles féroces. »
La connaissance des pays les uns vis-à-vis des autres
– des pays du Sud concernant ceux du Nord, mais
aussi du Sud concernant le Sud – existe complète-
ment dès le début du XVIIe siècle. On est depuis très
longtemps déjà dans ce qu’Édouard Glissant appelle
la mondialité. S’il y a un processus historique nou-
veau, ce n’est pas la mondialisation, mais ce qu’il
appelle la « créolisation » du monde.
Des phénomènes de métissage, de créolisation se
développent non seulement aux Antilles, dans les îles,
mais ailleurs, dans les périphéries, dans les banlieues.
Il y a bien évidemment des gens qui se marient
« entre eux », mais il y a surtout des gens qui
s’empruntent des éléments. Musiques, danses s’ins-
pirent les unes des autres. Ces porosités engendrent
des esthétiques nouvelles absolument étonnantes, à
l’instar de la danse « krump », que l’on a pu décou-
vrir en 2005 à travers Rize, le documentaire de David
LaChapelle. Les sources mêmes de l’énergétique
d’aujourd’hui résident dans ces îlots de créolisation
qui « tachettent » peu à peu le monde. On est
aujourd’hui dans la dynamique d’une interpénétra-
tion croissante des cultures, avec par ailleurs
l’influence croissante – au-delà de l’influence anglo-
saxonne et des cultures européennes – de la culture
asiatique. Cette dernière est déterminante dans le
système des modernités (au pluriel !) dans lequel
nous entrons. Les notions de rythme, d’énergie col-
lective, d’effets complémentaires du yin et du yang,
de forces qui traversent l’homme, dégagent une cohé-
rence extrêmement marquante. In fine, les concep-
tions asiatiques bousculent notre représentation de
l’homme. Elles finissent par déplacer considérable-
ment les enjeux par rapport à la conception occiden-
tale de l’individu telle qu’elle a pu marquer la
modernité classique.
Le fait de permettre à tous les engagements mili-
tants de se référer à un cadre mondial qui bouge à
ce point et le fait de pouvoir, en France, se référer
à une histoire nationale aussi marquée par la diversité
permettraient de relativiser la pauvreté du discours
ambiant. Ce discours, souvent simpliste, fait des
conflits du Moyen-Orient et de l’exacerbation des
tensions entre les différentes régions monothéistes,
l’alpha et l’omega de la lecture du monde actuel. Les
conflits entre juifs et musulmans, puis entre juifs,
musulmans et chrétiens, enfin entre les différentes
approches chrétiennes, protestantes et catholiques,
sont l’objet de tant de livres qui prétendent fournir
des clés de lecture pour comprendre le monde de
demain !
Aujourd’hui, la poussée de l’inspiration asiatique
est telle qu’il ne faut pas en rester à ces visions du
seul univers culturel dominé par le monothéisme
pour comprendre le monde dans lequel nous
entrons. Au-delà d’une conception de l’homme en
pleine reformulation, si l’on veut faire face à l’univers
en transformation, le terme d’« univers » lui-même
pourrait être remplacé par celui de « cosmos », avec
l’idée de se décaler de la seule image du monde
ordonné héritée de l’âge classique occidental.